7
Sorrow frappe encore
Sabrina Jones, qui m’avait appris à embrasser — Sabrina dont la bouche mobile et profonde obsédera toujours mes souvenirs — , finit par rencontrer l’homme capable de sonder le mystère de ses fausses dents ; elle épousa un des avocats du cabinet où elle-même travaillait comme secrétaire et mit au monde trois beaux enfants (« Bang, Bang, Bang », comme disait Franny).
Bitty Tuck, qui s’était évanouie en insérant son diaphragme — Bitty dont les seins merveilleux et les mœurs libérées cesseraient, un jour, de paraître aussi exceptionnels qu’ils m’étaient apparus en cette année 1956 — survécut à sa rencontre avec Sorrow ; en fait, il m’est revenu (tout récemment) qu’elle est toujours célibataire, et raffole toujours des surprises-parties.
Et un dénommé Frederick Worter, un homme d’un mètre trente à peine et âgé de quarante ans, plus connu de nous sous le nom de « Fritz »— dont le cirque, le Spectacle Fritz, avait lors d’un certain été que nous attendions avec tant de curiosité et de crainte, réservé des chambres sous notre toit — acheta à mon père l’Hôtel New Hampshire, premier du nom, au cours de l’hiver de 1957.
— Pour des nèfles, je parie, disait Franny.
Mais nous ne sûmes jamais, nous les enfants, à quel prix notre père avait vendu l’Hôtel New Hampshire ; le Spectacle Fritz excepté, nous n’avions pas reçu la moindre réservation de tout l’été, et mon père avait écrit à Fritz — pour avertir le roi du cirque miniature du prochain départ de notre famille pour Vienne.
— Vienne ? ne cessait de marmonner maman, en secouant la tête. Tu connais quelque chose à Vienne, toi ?
— Est-ce que je connaissais quelque chose aux motos ? faisait papa. Ou aux ours ? Ou aux hôtels ?
— Et dis-moi un peu ce que tu as appris ? demandait maman.
Mais mon père était allergique au doute ; Freud avait parlé d’un ours intelligent, et cela changeait tout.
— Je sais fort bien que Vienne et Dairy, New Hampshire, cela fait deux, concéda papa.
Il envoya une lettre d’excuses au Fritz du Spectacle Fritz : il mettait l’Hôtel New Hampshire en vente, et le cirque ferait peut-être mieux de chercher un autre lieu d’hébergement. J’ignore si l’offre que le Spectacle Fritz fit à mon père était alléchante, mais comme c’était la première, mon père sauta dessus.
— Vienne ? fit Junior Jones. Merde alors !
Franny aurait pu protester contre ce départ, de crainte de souffrir de l’absence de Junior, mais Franny avait découvert l’infidélité de Junior (avec Ronda Ray, la nuit du Nouvel An), et elle lui battait froid.
« Explique-lui que j’avais envie de baiser, rien de plus, vieux, me dit Junior.
— Il avait envie de baiser, rien de plus, Franny, dis-je.
— Ça me paraît clair, dit Franny. Et toi, bien entendu, tu connais tout sur le sujet.
— Vienne, dit Ronda Ray, en soupirant sous moi — probablement d’ennui. J’aimerais aller à Vienne. Mais je suis condamnée à rester ici, sans doute — ou je risque de me trouver au chômage. Ou sinon de turbiner pour le compte d’un nain chauve.
Le nain chauve était Frederick « Fritz » Worter, un avorton qui fit son apparition par un week-end de neige ; il parut particulièrement impressionné par la taille des sanitaires du troisième — et par Ronda Ray. Lilly, bien sûr, se montra particulièrement impressionnée par Fritz. Il était à peine plus grand que Lilly, si bien que nous nous efforçâmes de persuader Lilly (plus encore nous-mêmes) qu’elle grandirait encore — un peu — et que jamais les traits de son visage (espérions-nous) n’auraient cet aspect disproportionné. Lilly était jolie ; minuscule, mais mignonne. Mais la tête de Fritz était bien trop grosse pour son corps ; les muscles de ses avant-bras pendouillaient comme des mollets flasques, obs-cènement greffés aux mauvais endroits ; ses doigts ressemblaient à des saucissons tronqués ; ses chevilles se boursouflaient sur ses pieds menus de poupée — comme des chaussettes à l’élastique distendu.
— Quel genre de cirque avez-vous ? demanda hardiment Lilly.
— Des animaux bizarres, des animaux bizarres, me chuchota Franny à l’oreille.
Et je frissonnai.
— De petits numéros, de petits animaux, marmonna Frank.
— Nous ne sommes qu’un tout petit cirque, dit Fritz, d’un ton éloquent.
— Ce qui signifie, dit Max Urick — après le départ de Fritz — , qu’ils n’auront aucun mal à s’adapter à c’te saloperie de troisième.
— S’ils sont tous comme lui, dit Mrs. Urick, ils ne mangeront pas beaucoup.
— S’ils sont tous comme lui…, dit Ronda Ray, en levant les yeux au ciel.
Mais elle préféra ne pas insister.
-— Moi, je le trouve mignon, dit Lilly.
Mais le Fritz du Spectacle Fritz donnait des cauchemars à Egg — de grands hurlements qui me raidissaient le dos et me déchiraient les muscles du cou. Le bras de Egg se détendait comme un ressort et bousculait la lampe de chevet, ses jambes gigotaient sous les draps, à croire que les couvertures menaçaient de l’étouffer.
— Egg ! criai-je ? Ce n’est rien, un cauchemar. Tu es en train de faire un cauchemar !
— Un quoi ?
— Un cauchemar ! hurlai-je.
— Des nains ! hurla Egg. Ils sont cachés sous le lit ! Ils grouillent partout ! Il y en a de tous les côtés, partout ! beuglait-il.
— Seigneur Dieu, disait papa. Si ce ne sont que des nains, pourquoi cette panique ?
— Chut, faisait maman, toujours anxieuse d’épargner la petite sensibilité de Lilly.
Et le matin, couché sous ma barre à disques, je coulai un regard sournois vers Franny qui sortait de son lit — ou s’habillait — en songeant à Iowa Bob. Qu’aurait-il dit, lui, de ce projet de départ pour Vienne ? Et de cet hôtel de Freud qui, semblait-il, ne pouvait se passer d’un ancien de Harvard, intelligent, bien sûr ? Et du prétendu pouvoir qu’avait un ours intelligent de changer la vie des gens — d’assurer à tout le monde le succès.
Je poussais sur ma barre et réfléchissais.
— Qu’importe, aurait dit Iowa Bob. Qu’importe que nous partions pour Vienne ou que nous restions ici.
Écrasé par mes poids, j’imaginais mal ce que Iowa Bob aurait pu dire d’autre.
— Ici ou là, aurait dit Bob, nous sommes toujours vissés, et pour la vie.
À Dairy ou à Vienne, ce serait toujours l’hôtel de papa. Quelque chose viendrait-il, jamais, faire de nous des êtres plus ou moins exotiques que nous ne l’étions déjà. Je me le demandais, ravi de sentir mes muscles crispés hisser peu à peu la barre, sans cesser de lorgner Franny du coin de l’œil.
— Je voudrais bien que tu déménages tes poids, dit Franny. Je pourrais enfin m’habiller en paix, quelquefois. Bonté divine.
— Ce départ pour Vienne, qu’est-ce que tu en penses toi, Franny ?
— Je pense en tout cas que ce sera un peu plus excitant.
Complètement vêtue maintenant, et comme toujours
débordante d’assurance, elle me contemplait tandis que, lentement et posément, je m’évertuais à redescendre mes développés.
« Qui sait, on me donnera peut-être une chambre sans barres ni haltères, dit Franny. Et même sans un haltérophile, ajouta-t-elle, en soufflant doucement sur Faisselle de mon bras gauche (le plus faible) — et en s’écartant vivement quand la barre s’inclina, d’abord à droite, puis à gauche, et que les disques roulèrent à terre.
— Seigneur Dieu, hurla mon père du pied de l’escalier.
Et l’idée me vint que si Iowa Bob avait encore été des
nôtres, il aurait décrété que Franny avait tort. Que la vie à Vienne fût plus excitante ou non — que Franny se vît attribuer une chambre décorée d’haltères ou de dentelles — toute notre vie durant, nous ne ferions que passer d’un Hôtel New Hampshire à un autre.
L’hôtel de Freud — disons la photo bien imparfaite que nous avions reçue, par avion — avait pour nom Gasthaus Freud ; Vautre Freud y avait-il ou non résidé, les lettres de Freud laissaient ce point dans l’ombre. Nous savions simplement qu’il « était situé en plein centre », selon Freud — « dans le premier arrondissement ! » — mais le cliché grisâtre en noir et blanc, que nous envoya Freud, permettait à peine de distinguer le portail de fer à deux battants, coincé entre les vitrines d’une sorte de confiserie, konditorei, annonçait une enseigne ; zuckerwaren, disait une autre ; schokoladen, promettait une troisième ; tandis que, coiffant le tout — en caractères plus gros que les lettres fanées qui proclamaient gasthaus freud — , trônait le mot bonbons.
— Quoi ? demanda Egg.
— Bonbonsy dit Franny. Ça alors !
— Quelle est la porte de la confiserie, et quelle est celle de l’hôtel ? demanda Frank.
Frank raisonnait toujours en portier.
— À mon avis, on ne le saura qu’une fois arrivés, dit Franny.
Lilly dénicha une loupe et déchiffra le nom de la rue, en caractères bizarres, sous le numéro inscrit sur le portail de l’hôtel.
— Krugerstrasse, conclut-elle.
Ce qui du moins correspondait à l’adresse qu’avait donnée Freud. Mon père fit l’emplette d’une carte de Vienne dans une agence de voyages, et nous réussîmes à repérer Krugerstrasse — dans le premier arrondissement, comme Freud l’avait promis ; ce qui avait l’air très central.
— C’est tout au plus à deux ou trois rues de l’Opéra ! s’écria Frank, enthousiaste.
— Ça alors ! fit Franny.
Sur la carte, de petites zones vertes indiquaient les parcs, de minces traits rouges et bleus les lignes de tramways, et des bâtiments très ornés — tout à fait disproportionnés à la rue — signalaient les curiosités touristiques.
— On dirait un jeu de Monopoly, dit Lilly.
Nous repérâmes les cathédrales, les musées, l’hôtel dé ville, l’université, le Parlement.
— Je me demande où se planquent les gangs, dit Junior Jones, qui lui aussi contemplait les rues.
— Les gangs ? fit Egg. Les quoi ?
— Les mecs à la redresse, expliqua Junior Jones. Les mecs avec les revolvers et les couteaux, mon pote.
— Les gangs, répéta Lilly.
Et, fascinés, nous scrutions la carte comme si elle devait nous révéler ses ruelles les plus sombres.
— Alors, c’est ça l’Europe, dit Frank, avec répugnance. Qui sait, il n’y a peut-être pas de gangs là-bas.
— C’est une ville, non ? dit Junior Jones.
Mais, sur la carte, on aurait dit une ville-jouet, à mes yeux du moins — avec un tas de curiosités touristiques et des taches vertes aux endroits où la nature avait été domptée pour le plaisir des hommes.
— Sans doute dans les parcs, dit Franny, en se mordant la lèvre. Les gangsters traînent toujours dans les parcs.
— Merde, fis-je.
— Il n’y aura pas de gangs ! s’écria Frank. Seulement de la musique ! Et des pâtisseries ! Et des gens qui n’arrêtent pas de faire des courbettes et qui s’habillent d’une drôle de façon !
Nous le regardions avec des yeux ronds, mais nous le savions, il avait lu un tas de trucs sur Vienne ; il avait plongé tête baissée dans les livres que mon père ne cessait de ramener à la maison.
— De la pâtisserie, de la musique, des gens qui n’arrêtent pas de faire des courbettes, Frank ? railla Franny. Vraiment, tu crois ?
Lilly scrutait maintenant la carte avec sa loupe — comme si elle espérait que là, sur le papier, les gens allaient s’animer, des gens en miniature ; ils feraient des courbettes, porteraient des habits étranges ou encore rôderaient en gangs.
« Ma foi, dit Franny, au moins on peut être sûr d’une chose, il n’y aura pas de gangsters noirs.
Franny en voulait toujours à Junior d’avoir couché avec Ronda Ray.
— Merde, fit Junior. Tu ferais mieux de souhaiter le contraire. Les meilleurs gangsters, c’est les Noirs, tu peux me croire. Les gangsters blancs, ils ont des complexes d’infériorité. Et y a pas pire qu’un gang qui souffre d’un complexe d’infériorité.
— Un quoi ? dit Egg.
Il s’imaginait, sans doute, qu’un complexe d’infériorité était une arme ; il m’arrive encore de me demander si ce n’en est pas une.
— Ma foi, je crois que ce sera bien, dit Frank l’air sinistre.
— Oui, bien sûr que oui, fit Lilly, avec une absence d’humour qui rappelait celle de Frank.
— Moi je ne vois rien, dit Egg, d’un ton sérieux. Je ne vois rien, et comme je ne vois rien, je ne peux pas savoir comment ce sera.
— Ce sera très bien, assura Franny. Sans doute pas extraordinaire, mais très bien.
Chose bizarre, on aurait dit que, de nous tous, c’était Franny qui restait la plus marquée par la philosophie de Iowa Bob — devenue, jusqu’à un certain point, la philosophie de notre père. Et plus étrange encore, c’était Franny qui souvent se montrait la plus sarcastique à l’égard de notre père — et de ses projets. Pourtant, quand elle avait été violée, papa lui avait dit — incroyable, songeais-je — que lorsque, lui, avait eu une mauvaise journée, il s’efforçait d’y penser comme au jour le plus heureux de sa vie.
— Qui sait si ce n’est pas le jour le plus heureux de ta vie, avait-il dit.
Je constatais avec stupéfaction qu’elle ne semblait pas trouver inutile ce type de raisonnement à rebours. De même, elle répétait comme un perroquet d’autres morceaux de choix de la philosophie paternelle.
— - Finalement, ce n’est qu’un petit événement parmi tant d’autres, l’entendis-je dire à Frank, en parlant de la terreur qui avait foudroyé Iowa Bob.
De même, un jour, en parlant de Chipper Dove, mon père avait dit :
— Je parie qu’il se sentira très malheureux toute sa vie.
Franny avait bel et bien abondé dans son sens.
L’éventualité du départ pour Vienne m’angoissait beaucoup plus que Franny, et, comme toujours, j’étais extrêmement sensible aux moindres divergences entre mes sentiments et les siens — il était très important à mes yeux que nous restions proches.
Quant à notre mère, nous savions tous qu’elle jugeait l’idée démente, mais jamais nous ne réussîmes à lui faire trahir la loyauté qu’elle gardait à notre père — pourtant, ce ne fut pas faute d’essayer.
— Nous ne comprendrons pas la langue, maman, disait Lilly.
— La quoi ? s’écriait Egg.
— La langue ! disait Lilly. À Vienne, on parle allemand.
— Dans l’école où vous irez, on parle anglais, nous rassurait maman.
— Alors, y aura de drôles de gosses dans cette école, dis-je. Rien que des étrangers.
— Nous aussi, nous serons des étrangers, dit Franny.
— Dans une école où tout le monde parle anglais, assurai-je, il n’y aura que des inadaptés.
— Et des enfants de fonctionnaires, dit Frank. Dans ces boîtes, y a que des gosses d’ambassadeurs et de diplomates
— tous des paumés.
— En fait de paumés, on fait pas mieux que les gosses de Dairy, tu ne crois pas Frank ? demanda Franny.
— Bah, dit Junior Jones. Être paumé, c’est une chose, mais paumé et étranger, c’est pas pareil.
Franny haussa les épaules, maman aussi.
— Nous serons toujours en famille, dit maman. Votre famille, ce sera toujours ça le plus important dans votre vie
— comme maintenant.
L’idée parut faire l’unanimité. Nous nous plongeâmes avec ardeur dans les livres que notre père ramenait de la bibliothèque, et les brochures de l’agence de voyages. Nous lûmes et relûmes les messages de Freud, brefs mais débordants d’enthousiasme.
Heureux d’apprendre votre arrivée ! Amenez les gosses et les animaux, tous ! Beaucoup de place. Et en plein centre, bons magasins pour les filles (combien de filles ?), et des parcs où les enfants et les animaux peuvent jouer. Apportez de l’argent. Urgent de tout transformer — avec votre aide. L’ours vous plaira ; un ours intelligent, ça change tout ; on pourra attirer la clientèle américaine. Quand la clientèle aura monté d’un cran, on aura un hôtel dont on pourra être fiers. J’espère votre anglais encore bon. Ha ha ! Prudent d’apprendre un petit peu d’allemand, vous savez ? Souvenez-vous, les miracles n’arrivent pas du jour au lendemain ! Mais il suffit d’une ou deux nuits pour que même les ours deviennent des reines. Ha ha ! Je suis devenu vieux — voilà le problème. Maintenant tout ira bien. Maintenant on va montrer à ces salauds d’enfants de putains et à ces pédés de nazis ce que c’est qu’un bon hôtel ! J’espère que les enfants n’ont pas de rhumes ? Et n’oubliez pas de donner aux animaux tous les vaccins nécessaires.
Sorrow était notre seul animal — certes, il avait besoin de soins, mais non de vaccins — , nous nous demandions si Freud s’imaginait que Earl était toujours de ce monde.
— Bien sûr que non, dit papa. Il parle d’un point de vue général, c’est tout ; il essaie de nous faciliter les choses.
— Tu es sûr que Sorrow a eu tous ses vaccins, Frank, dit Franny.
Mais Frank récupérait au sujet de Sorrow ; il supportait qu’à l’occasion on raille ses efforts, et semblait se consacrer avec ardeur au remodelage de Sorrow — dans une posture gaie — à l’intention de Egg. Nous n’étions pas autorisés à voir les transformations subies par l’ignoble chien, mais Frank lui-même paraissait tout réjoui — au retour de son labo — , aussi ne pouvions-nous qu’espérer que, cette fois, Sorrow serait « beau ».
Notre père, qui avait lu un livre sur l’antisémitisme en Autriche, se demandait si Freud avait été bien avisé de baptiser son hôtel la Gasthaus Freud ; notre père se demandait même, en fait, si, à vrai dire, les Viennois aimaient Vautre Freud. Par ailleurs, il ne pouvait s’empêcher de se poser des questions sur « les salauds d’enfants de putains et les pédés de nazis ».
— Je ne peux pas m’empêcher de me demander quel âge a Freud, disait maman.
Ils calculèrent que si, en 1939, il avait déjà la quarantaine bien sonnée, il devait forcément avoir dans les soixante-cinq ans. Mais, disait ma mère, il avait l’air plus vieux. Dans ses messages, bien sûr.
Salut ! Une petite idée : vous ne croyez pas que le mieux est de cantonner certaines activités à certains étages. Peut-être réserver le troisième à un certain type de clientèle ? Et le sous-sol à un autre ? Délicat problème de choix, non ? En général clientèle de jour et clientèle de nuit caractérisées par intérêts différents — pour ne pas dire « antagonistes » / Ha ha ! Tout ça changera une fois les travaux finis. Et sitôt qu’ils cesseront de creuser leurs foutus trous dans la rue. Encore quelques années pas plus pour réparer les destructions de la guerre ! À ce qu’on dit. Attendez seulement d’avoir vu l’ours : Pas seulement intelligent ! Mais jeune ! Quelle équipe on va faire tous ensemble. Au fait, qu’est-ce que ça veut dire : Freud est-il vraiment un nom sympathique à Vienne, êtes-vous passé par Harvard oui ou non ? ? ! ! Ha ha !
— Il n’a pas l’air nécessairement plus vieux, disait Franny, mais il a l’air dingue.
— C’est seulement que son anglais n’est pas très bon, disait papa. Ce n’est pas sa langue.
Ce qui explique que nous nous mîmes à apprendre l’allemand. Franny, Frank et moi suivîmes des cours à Dairy School, et, à l’intention de Lilly, je ramenais les disques à la maison ; maman travaillait avec Egg. Pour commencer, elle se borna à le familiariser avec les noms des rues et de curiosités touristiques, mentionnées sur la carte.
— Lobkowitzplatz, disait maman.
— Quoi ? faisait Egg.
Mon père devait en principe travailler seul, mais on aurait dit que, de nous tous, c’était lui qui faisait le moins de progrès.
— Vous, les enfants, il faut que vous appreniez, nous répétait-il. Moi, je ne serai pas obligé d’aller à l’école, ni de faire la connaissance d’un tas de gosses, et tout.
— Mais, en principe, nous devons aller dans une école où tout le monde parle anglais, objectait Lilly.
— N’empêche, disait papa. L’allemand vous sera plus utile qu’à moi.
— Mais toi, tu vas diriger un hôtel, lui disait maman.
— Je commencerai par me mettre en quête de la clientèle américaine, disait-il. Notre premier objectif, c’est de racoler la clientèle américaine, non ?
— Dans ce cas, on ferait tous mieux de rafraîchir notre anglais, non ? disait Franny.
Frank était, de nous tous, celui qui assimilait le plus vite l’allemand. On aurait dit que la langue lui convenait : dans sa bouche, chaque syllabe était prononcée, les verbes tombaient comme des shrapnels à la fin des phrases, les inflexions faisaient penser à une espèce de sauce. Quant à cette idée que tous les mots avaient un genre, je suis sûr qu’elle enchantait Frank. À la fin de l’hiver, il jacassait en allemand (non sans fatuité) dans le but évident de nous en mettre plein la vue, corrigeant toutes nos tentatives pour lui répondre, puis consolant nos échecs par la promesse qu’il serait toujours là pour nous venir en aide.
« Oh, ça alors, disait Franny. Ce qui m’emmerde le plus, c’est l’idée que c’est Frank qui va tous nous emmener à l’école, discuter avec les chauffeurs d’autobus, commander dans les restaurants, prendre les coups de fil. Bonté divine, maintenant que je pars enfin pour l’étranger, je n’ai pas envie d’être sous sa coupe.
Mais on eût dit que Frank s’épanouissait au milieu des préparatifs de notre départ. Sans doute se sentait-il encouragé qu’on lui eût donné l’occasion de se racheter à propos de Sorrow, mais aussi, il semblait vouer un intérêt sincère à l’étude de Vienne. Après dîner, il nous faisait la lecture à haute voix, des extraits choisis de ce que Frank appelait les « perles » de l’histoire viennoise ; Ronda Ray et les Urick écoutaient eux aussi — chose curieuse, dans la mesure où eux savaient qu’ils ne seraient pas du voyage et que leur avenir avec le Spectacle Fritz demeurait incertain.
Après deux mois de leçons d’histoire, Frank nous infligea un examen oral sur les personnages les plus intéressants de Vienne à l’époque du suicide du prince héritier à Mayerling (dont Frank nous avait précédemment infligé la lecture, avec une profusion de détails ; Ronda Ray avait fondu en larmes). Selon Franny, le prince Rodolphe devenait peu à peu le héros de Frank — « à cause de sa façon de s’habiller ». Frank avait affiché des portraits de Rodolphe dans sa chambre : l’un en costume de chasse — un jeune homme à tête menue ornée d’une énorme moustache, enveloppé de fourrures et qui fumait une cigarette grosse comme le doigt — et un autre en uniforme, barré de l’Ordre de la Toison d’Or, avec un front vulnérable de bébé, et une barbe pointue comme une pique.
— Bon, Franny, allons-y, commença Frank. À toi : un compositeur de génie, peut-être le plus grand organiste du monde, mais un péquenot — le parfait bouseux dans la ville impériale — , en plus il avait la manie idiote de tomber amoureux des jeunes filles ?
— Pourquoi idiote ? demandai-je.
— Ta gueule, dit Frank. Idiote, et la question s’adresse à Franny.
— Anton Bruckner, dit Franny. Et il était idiot, d’accord.
— Très, dit Lilly.
— À toi, Lilly, dit Frank. Qui était « la Fermière flamande » ?
— Oh, tout de même, dit Lilly. Trop facile. Celle-là, garde-la pour Egg.
— Trop difficile pour Egg, dit Franny.
— Quoi ? demanda Egg.
— La princesse Stéphanie, dit Lilly, d’un ton las. La fille du roi des Belges et la femme de Rodolphe.
— À toi maintenant, papa, dit Frank.
— Oh, malheur, fit Franny.
Papa était presque aussi mauvais en histoire qu’en allemand.
— Qui est le compositeur dont tout le monde adorait la musique, au point que les paysans eux-mêmes copiaient sa barbe ? demanda Frank.
— Seigneur, vrai tu es bizarre, Frank, dit Franny.
— Brahms ? risqua papa.
Nous lâchâmes tous un gémissement.
— Brahms avait une barbe de paysan, dit Frank. Mais de qui les paysans copiaient-ils Yd barbe ?
— Strauss ! hurlâmes-nous de concert, Lilly et moi.
— Cette pauvre cloche, fit Franny. Et, maintenant, à mon tour d’en poser une à Frank.
— Envoie, dit Frank, en plissant les paupières et en crispant son visage.
— Qui était Jeannette Heger ? demanda Franny.
— La « tendre amie » de Schnitzler, dit Frank en piquant un fard.
— Qu’est-ce que c’est qu’une « tendre amie », Frank ? demanda Franny.
Ronda Ray éclata de rire.
— Tu le sais bien, dit Frank, en rougissant de plus belle.
— Et combien de fois Schnitzler et sa « tendre amie » ont-ils fait l’amour entre 1888 et 1889 ? demanda Franny.
— Seigneur, dit Frank. Beaucoup î J’ai oublié.
— Quatre cent soixante-quatre, s’écria Max Urick, qui avait suivi toutes les leçons d’histoire, et avait la mémoire des détails.
Comme Ronda Ray, Max Urick n’avait jamais fait d’études ; pour Max et Ronda, tout était inédit ; personne ne suivait avec plus d’attention qu’eux les leçons de Frank.
— J’en ai une autre, pour papa ! s’écria Franny. Qui était Mitzi Caspar ?
— Mitzi Caspar ? dit papa. Seigneur Dieu.
— Seigneur Dieu, fit Frank. Franny ne se souvient que ’des histoires de sexe.
— Qui était-ce, Frank ? demanda Franny.
— Moi, je le sais, fit Ronda Ray. C’était la « tendre amie » de Rodolphe ; c’est avec elle qu’il a passé la nuit avant de se tuer, avec Marie, Vetsera, à Mayerling.
Ronda avait un petit jardin secret, dans sa mémoire et dans son cœur, pour les tendres amies.
« Moi, je suis une tendre amie, pas vrai ? m’avait-elle demandé, le jour où Frank nous avait expliqué la vie et l’œuvre d’Arthur Schnitzler.
— La plus tendre avais-je dit.
— Bah, avait fait Ronda Ray.
— Où Freud vécut-il très au-dessus de ses moyens ? demanda Frank, à la cantonnade.
— Quel Freud ? demanda Lilly.
Tout le monde éclata de rire.
— Le Suhnhaus, dit Frank, en se chargeant de répondre. Traduction ? La Maison du Repentir.
— Va te faire foutre, Frank, dit Franny.
— Il ne s’agissait pas de sexe, c’est pourquoi elle ne savait pas, me dit Frank.
— Quelle est la dernière personne à avoir touché Schubert ? demandai-je à Frank.
Il prit un air méfiant.
— Que veux-tu dire ?
— Rien de plus. Quelle est la dernière personne à avoir touché Schubert ?
Franny éclata de rire ; cette histoire était un petit secret entre nous, et il me paraissait peu probable que Frank la connaisse — j’avais arraché les pages dans le livre de Frank. C’était une histoire dingue.
— C’est une blague ou quoi ? demanda Frank.
Schubert était mort depuis soixante ans, quand Anton
Bruckner, le pauvre péquenot fut admis à assister à l’ouverture de son tombeau. Seuls Bruckner et de rares savants avaient été admis à la cérémonie. Un représentant du maire prononça un discours, en déblatérant devant les restes macabres de Schubert. On photographia le crâne de Schubert ; un secrétaire griffonnait des notes au fur et à mesure de l’enquête — notant que Schubert avait pris une teinte orange, que ses dents étaient en meilleur état que celles de Beethoven (Beethoven, lui aussi, avait été exhumé pour des études similaires, des années auparavant). On enregistra les mensurations de la cavité crânienne de Schubert.
Au bout de deux heures environ d’investigations « scientifiques », Bruckner ne parvint plus à se contenir. Empoignant la tête de Schubert, il la serra contre sa poitrine, et il fallut le sommer de lâcher prise/. C’était donc Bruckner qui, le dernier, avait touché Schubert. En fait, c’était le genre d’histoires dont raffolait Frank, et il fut furieux de ne pas la connaître.
— Bruckner, comme d’habitude, répondit maman, posément.
Franny et moi restâmes médusés qu’elle sût la réponse ; nous étions de jour en jour plus convaincus que notre mère ne savait rien, et voilà qu’elle se révélait tout savoir. En prévision du départ pour Vienne, elle avait travaillé en cachette — sachant, peut-être, que papa était mal préparé.
— Quelles futilités ! dit Frank, quand nous lui expliquâmes l’histoire. Franchement, quelles futilités !
— L’histoire est un tissu de futilités, dit papa, révélant une fois de plus son côté Iowa Bob.
Mais, d’habitude, Frank était la source de ces futilités et
— du moins sur le chapitre de Vienne — , il avait horreur d’être battu au poteau. Sa chambre était remplie de dessins de soldats en uniforme de leur régiment ; les hussards en pantalons roses collants et redingotes bleu azur ajustées, et les officiers des fusiliers tyroliens en tenue vert aube. En 1900, à l’Exposition universelle de Paris, l’Autriche avait remporté le prix du Plus Bel Uniforme (pour l’artillerie) ; il n’était pas surprenant que cette Vienne fin de siècle plût à Frank. Il était tout de même inquiétant que cette fin de siècle fût la seule période que Frank prît jamais la peine d’étudier
— et de nous enseigner. Tout le reste n’avait aucun intérêt à ses yeux.
— Vienne ne ressemblera pourtant pas à Mayerling, bonté divine, me chuchota Franny, un matin que je soulevais mes poids. Pas maintenant.
— Qui était le grand maître du chant — le chant en tant que forme d’art ? lui demandai-je. Et qui n’avait plus un poil sur le menton parce que, par nervosité, il n’arrêtait pas de tirailler dessus.
— Hugo Wolf, espèce de petit crétin. Tu ne vois donc pas ? Vienne n’est plus du tout ainsi.
Salut !
nous écrivit Freud.
Vous m’avez demandé un plan des lieux ? Ma foi, j’espère comprendre ce que vous voulez. Le journal du Symposium
Est-Ouest occupe le deuxième — en guise de bureaux pendant la journée — et je laisse le troisième aux prostituées, comme ça, elles sont au-dessus des bureaux, vous comprenez ? Qui ne servent jamais la nuit ; ce qui fait que personne ne se plaint (en général). Ha ha ! Notre étage c’est le premier. Je veux dire, à l’ours et à moi — et à vous, quand vous serez là. Ce qui laisse le quatrième et le cinquième à la disposition des clients. Quand il y aura des clients ; pourquoi cette question ? Vous avez des projets ? Les prostituées affirment qu’il nous faut un ascenseur, mais elles font beaucoup de voyages. Ha ha ! Comment ça, quel âge j’ai ? À peu près cent ans ! Mais les Viennois ont une meilleure réponse : on dit ici « Attention aux fenêtres ouvertes, ne vous arrêtez pas ! » C’est une vieille plaisanterie ; il y avait autrefois un clown des rues que tout le monde appelait le roi des Souris : il dressait des rongeurs. Il lisait les horoscopes, pouvait imiter Napoléon, pouvait obliger les chiens à péter sur commande. Une nuit, il a sauté par la fenêtre avec tous ses animaux enfermés dans une caisse, sur la caisse, il y avait une inscription : « La Vie est un Sujet Sérieux. Mais l’Art est une Plaisanterie ! » On m’a dit que ses funérailles furent une vraie fête. Un artiste des rues s’était suicidé. Personne ne l’avait jamais aidé, et maintenant tout le monde le pleurait. Qui irait maintenant faire jouer de la musique aux chiens et aboyer les souris ? L’ours le sait lui aussi : Il faut beaucoup de travail et du talent pour que la vie ne paraisse pas si sérieuse ; les prostituées le savent elles aussi.
— Les prostituées ? dit maman.
— Quoi ? fit Egg.
— Des putains ? dit Franny.
— Y a des putains dans l’hôtel ? demanda Lilly
Et puis quoi encore ? me dis-je, mais Max Urick avait l’air plus ulcéré encore que d’habitude à la perspective de rester en arrière ; Ronda Ray eut un haussement d’épaules.
— Des tendres amies ! fit Frank.
— Eh bien, Seigneur Dieu, dit papa. S’il y en a, nous n’aurons qu’à les mettre à la porte.
Wo bleibt die alte Zeit und die Gemütlichkeit ?
chantonnait Fraiik en tournoyant à travers la pièce.
Où est le bon vieux temps ? Où est la Gemütlichkeit ?
C’était la chanson que chantait Bratfisch au bal des Fiacres ; Bratfisch était le cocher de fiacre personnel du prince héritier Rodolphe — une canaille à l’air redoutable, armée d’un fouet.
Wo bleibt die alte Zeit ?
Pfirt die Gott mein schönes Wim !
continuait à chanter Frank. C’étaient les mots qu’avait chantés Bratfish quand Rodolphe avait assassiné sa maîtresse, juste avant de se faire sauter la cervelle :
Où est le bon vieux temps ? Adieu, Vienne la belle !
Salut ! écrivit Freud.
Ne vous tracassez pas pour les prostituées ; c’est tout à fait légal ici. Du commerce, c’est tout. Ceux qu’il faut tenir à l’œil, ce sont les types des Relations Est-Ouest. Leurs machines à écrire perturbent l’ours. Ils n’arrêtent pas de se plaindre à propos de tout et monopolisent le téléphone. Foutue politique. Foutus intellectuels. Foutus comploteurs.
— Des comploteurs ? demanda maman.
— Un problème de langue, dit papa. Freud ne connaît pas la langue.
— Citez-moi un antisémite dont le nom a été donné à une place, tout une Platzy dans la ville de Vienne, nous somma Frank. Citez-m’en au moins un.
— Seigneur Dieu, Frank, dit papa.
— Non, dit Frank.
— Le Dr Karl Lueger, dit maman, d’une voix tellement morne que Franny et moi en eûmes le frisson.
— Très bien, dit Frank, impressionné.
— Qui estimait que Vienne n’était qu’une énorme machine à dissimuler les réalités du sexe ? demanda maman.
— Freud ? fit Frank.
— Tout de même pas notre Freud ? dit Franny. Mais notre Freud nous écrivit :
Vienne tout entière n’est quune énorme machine à dissimuler les réalités du sexe. C’est pourquoi la prostitution est légale. C’est pourquoi nous avons foi dans l’ours. Je raccroche !
Un matin que je me trouvais avec Ronda Ray, et songeais avec lassitude qu’Arthur Schnitzler avait baisé Jeannette Heger quatre cent soixante-quatre fois en onze mois environ, Ronda me demanda :
— Qu’est-ce que ça veut dire, « légal » — la prostitution est légale — , qu’est-ce que ça veut dire ?
— Qu’elle n’est pas contraire à la loi, dis-je. À Vienne, apparemment, la prostitution n’est pas contraire à la loi.
Ronda garda un long moment le silence ; j’étais juché sur elle et, gauchement, elle se dégagea.
— Et ici, c’est légal ? reprit-elle.
Je voyais qu’elle parlait sérieusement — elle avait l’air effrayé.
— À l’Hôtel New Hampshire, tout est légal ! dis-je.
Encore une chose qu’aimait répéter Iowa Bob.
— Pas ici ! dit-elle, furieuse. En Amérique. C’est légal, oui ou non ?
— Non. Du moins, pas dans le New Hampshire.
— Non ? C’est contraire à la loi ? C’est ça, hein ? hurla-t-elle.
— Oui mais, n’empêche, ça existe, dis-je.
— Pourquoi ? glapit Ronda. Pourquoi que c’est contraire à la loi ?
— Je ne sais pas. ^
— Vaut mieux que tu t’en ailles. Tu pars pour Vienne et tu me laisses ici, pas vrai ? ajouta-t-elle en me repoussant vers la porte. Eh bien, vaut mieux que tu t’en ailles.
— Qui a travaillé pendant deux ans sur une fresque et l’a baptisée Schweinsdreck ? me demanda Frank au petit déjeuner. Schweinsdrecky ça veut dire « Merde de cochon ».
— Grand Dieu, Frank, on est au petit déjeuner, dis-je.
— Gustav Klimt, dit Frank, l’air ravi.
Ainsi s’écoula l’hiver de 1957 : je soulevais toujours mes poids, mais j’y allais mollo avec les bananes ; je rendais toujours visite à Ronda Ray, mais rêvais de la cité impériale ; j’apprenais les verbes irréguliers et les fascinantes futilités de l’histoire, j’essayais de me représenter le Spectacle Fritz et la Gasthaus Freud. Notre mère avait l’air las, mais sa loyauté demeurait intacte ; mon père et elle semblaient s’octroyer des visites plus fréquentes dans cette bonne vieille chambre E du deuxième, où peut-être ils trouvaient plus facile de résoudre leurs divergences. Les Urick restaient sur leurs gardes ; ils étaient devenus circonspects, sans doute se sentaient-ils abandonnés — « à un nain », disait Max, quand Lilly n’était pas dans les parages. Puis un matin, au début du printemps, tandis que dans Elliot Park le sol encore à den.i gelé commençait à devenir spongieux, Ronda Ray refusa mon argent — sans pour autant se refuser à moi.
— Ce n’est pas légal, chuchota-t-elle, avec amertume. Je ne suis pourtant pas une criminelle.
Je ne compris que plus tard qu’elle avait décidé de faire monter sa mise :
« Vienne, murmura-t-elle. Qu’est-ce que tu vas faire là-bas, sans moi ?
J’avais des millions d’idées, et presque autant d’images en tête ; pourtant, je promis à Ronda de demander à mon père s’il ne serait pas possible de l’emmener.
— Elle est dure à l’ouvrage, dis-je à mon père.
Maman se renfrogna. Franny fit mine de s’étrangler.
Frank marmonna je ne sais quoi au sujet du climat de Vienne — « il pleut tout le temps ». Egg, comme de juste demanda de quoi nous parlions.
— Non, trancha papa. Pas Ronda. Nous n’en avons pas les moyens.
Tout le monde parut soulagé — même moi, je l’avoue.
Ronda était occupée à briquer le bar quand je lui annonçai la mauvaise nouvelle.
— Eh bien, y avait pas de mal à poser la question, pas vrai ? fit-elle.
— Aucun, dis-je.
Mais, le lendemain matin, quand je m’arrêtai pour souffler devant sa porte, je compris que la réponse avait du mal à passer
— Continue donc à courir, John-O, dit-elle. Courir est légal. Courir est gratuit.
Ce fut alors que Junior Jones et moi eûmes une conversation vague et embarrassée au sujet de la concupiscence ; je constatai avec soulagement que, dans ce domaine, il paraissait aussi perdu que moi. Mais nous étions dépités de voir que Franny avait pour sa part tellement d’opinions sur le sujet.
— Les femmes, dit Junior Jones. Elles sont très différentes de nous, de toi et de moi.
J’acquiesçai, bien sûr. Franny semblait avoir pardonné à Junior la concupiscence qui l’avait poussé vers Ronda Ray, mais quelque chose l’incitait à demeurer sur la réserve ; on aurait dit que, en apparence du moins, la perspective de quitter Junior et de partir pour Vienne lui était indifférente. Peut-être était-elle déchirée entre le désir de ne pas trop regretter Junior et l’espoir raisonnable que Vienne lui réservait d’éventuelles aventures.
Sur ce sujet, elle répondait avec réticence aux questions, et je me retrouvai, ce printemps-là, plus souvent condamné à rester en tête à tête avec Frank ; Frank, qui ne se tenait plus. Sa moustache évoquait, hélas, les outrances faciales du défunt prince héritier Rodolphe ; mais Franny et moi préférions appeler Frank le roi des Souris.
— Le voici ! Il est capable de faire péter les chiens sur commande ! Qui est-ce ? m’écriai-je.
— " La Vie est un Sujet Sérieux, Mais l’Art est une Plaisanterie ! " hurlait Franny. Voici le héros de tous les saltimbanques ! Empêchez-le de s’arrêter devant les fenêtres ouvertes !
— Roi des Souris ! lançai-je.
— Si vous pouviez crever, tous les deux, disait Frank
— Et le chien, ça avance, Frank ? demandai-je.
Ce qui l’amadouait à tous les coups.
— Eh bien, disait Frank, son esprit caressant quelque image de Sorrow qui faisait frémir sa moustache, je crois que Egg sera content — même si Sorrow nous parait peut-être, à nous, un peu trop inoffensif.
— Ça m’étonnerait, dis-je.
En présence de Frank, je croyais voir le prince héritier plongé dans la morosité et en route pour Mayerling — et le meurtre de sa maîtresse, et son propre suicide — , mais il était plus facile de penser au saltimbanque de Freud se jetant dans le vide avec sa caisse d’animaux : le roi des Souris s’était écrasé sur le sol et une ville tout entière, qui l’avait ignoré jadis, maintenant le pleurait. D’une certaine façon. Frank semblait fait pour ce rôle.
« Qui est-ce qui fera jouer de la musique aux chiens et aboyer les souris ? demandai-je à Frank au petit déjeuner.
— Va donc soulever tes poids, disait-il. Et lâche-les-toi sur la tête.
Sur quoi, Frank reprenait le chemin de son laboratoire >< le roi des Souris était capable de faire péter les chiens sur commande, Frank était capable de ressusciter Sorrow dan ? plus d’une posture — peut-être était-il donc une sorte de prince héritier, comme Rodolphe, empereur d’Autriche puissance, roi de Bohême, roi de Transylvanie, margrave ae Moravie, duc d’Auschwitz (pour ne mentionner que que1 ques-uns de ses titres).
— Où est le roi des Souris ? demandait Franny.
— Avec Sorrow, disais-je. Il apprend à Sorrow à péter su* commande.
Et quand nous croisions dans les couloirs de l’Hôtel New Hampshire, je disais à Lilly, ou Franny disait à Frank :
— Attention aux fenêtres ouvertes !
— Schweinsdreck, répliquait Frank.
— Va te faire voir, grande gueule, lui renvoyait Franny
— Je t’emmerde, Frank, disais-je.
— Quoi ? hurlait Egg.
Un matin, Lilly posa une question à notre père :
— Est-ce qu’on partira avant l’arrivée du Spectacle Fritz, ou est-ce qu’on aura l’occasion de les voir ?
— Moi j’espère bien les manquer, dit Franny.
— On ne va pas se croiser, au moins une journée ? demanda Frank. Ne serait-ce que le temps de leur donner les clefs, non ?
— Quelles clefs ? demanda Max Urick.
— Quelles serrures ? dit Ronda Ray, dont la porte me demeurait interdite.
— - Peut-être passera-t-on dix ou quinze minutes ensemble, dit papa.
— : Je veux les voir, dit Lilly, fermement.
Je regardai ma mère, qui paraissait fatiguée — mais était toujours belle : une femme douce, un peu fripée, que visiblement mon père prenait plaisir à toucher. Il ne cessait d’enfouir son visage dans son cou, de lui empoigner les seins, et de l’étreindre par-derrière, ce dont — en notre présence — elle faisait mollement semblant de s’indigner. Près de ma mère, mon père me rappelait ces chiens qui ne cessent de fourrer la tête entre vos cuisses, dont les museaux se délectent à renifler vos aisselles et vos entrecuisses — non que j’insinue, le moins du monde, que mon père la traitait avec grossièreté, mais il ne cessait de rechercher son contact : pour la serrer et s’accrocher à elle.
Bien sûr, Egg faisait de même avec maman, et aussi Lilly — à un moindre degré — , car Lilly était plus réservée, et se contenait, depuis que sa petite taille était devenue un problème. À croire qu’elle ne voulait pas paraître plus petite qu’elle n’était en se comportant de façon trop enfantine.
— L’Autrichien moyen est de huit à dix centimètres plus petit que l’Américain moyen, Lilly, l’informa Frank.
Cela parut la laisser indifférente — elle haussa les épaules ; le geste de notre mère, plein d’indépendance et de charme. Chacune à sa façon, Franny et Lilly en avaient hérité.
Un geste que je ne surpris que rarement chez Franny ce printemps-là : à peine un petit haussement d’épaules preste, ponctué par l’ombre d’une souffrance involontaire — le jour où Junior Jones nous annonça qu’il acceptait la bourse que lui offrait Penn State pour jouer à l’automne dans l’équipe de l’université :
— Je t’écrirai, promit Franny.
— Bien sûr, moi aussi je t’écrirai à toi, fit-il.
— Mais moi je t’écrirai plus souvent, assura Franny. Junior Jones esquissa un haussement d’épaules, sans
succès.
— Merde, fit-il, tandis que, dans Elliot Park, nous bombardions de pierres un arbre. Dis-moi un peu ce que Franny a en tête, hein ? Qu’est-ce qu’elle s’imagine qu’il va lui arriver, là-bas ?
« Là-bas », c’était ainsi que tout le monde disait. Sauf Frank : lui désormais ne disait plus Vienne qu’à l’allemande : Wien.
— Veen, dit Lilly, en frissonnant. On dirait un lézard. Tous les yeux se fixèrent sur elle, dans l’attente du
« Quoi ? » de Egg.
Enfin, l’herbe pointa dans Elliot Park, et, par une nuit tiède, quand j’eus la certitude que Egg était endormi, j’ouvris la fenêtre pour contempler la lune et les étoiles, écouter le chant des grillons et des grenouilles ; mais la voix de Egg me fit sursauter.
— Attention aux fenêtres ouvertes !
— T’es réveillé ?
— J’arrive pas à dormir, dit Egg. J’arrive pas à voir où je vais. Je sais pas ce qui m’attend.
Il paraissait au bord des larmes.
— Allons, allons, Egg. Tu verras, ça sera formidable. Tu n’as jamais habité une ville, le rassurai-je.
— Je sais, dit-il en reniflant un peu.
— Tu verras, il y a beaucoup de choses à faire, plus qu’ici, lui promis-je.
— J’ai plein de choses à faire ici.
— Oui, mais tu verras, c’est tout à fait différent.
— Pourquoi que les gens sautent par les fenêtres ? demanda-t-il.
Il n’avait sans doute aucune idée de ce qu’est une métaphore, pourtant je lui expliquai qu’il s’agissait d’une simple légende.
« Il y a plein d’espions dans l’hôtel, reprit-il. C’est Lilly qui me l’a dit : 44 Des espions et des vilaines femmes. "
J’imaginai que, dans l’esprit de Lilly, les « vilaines femmes » étaient petites, comme elle, et je m’efforçai de convaincre Egg qu’il n’avait aucune raison de redouter les gens qui occupaient l’hôtel de Freud ; papa serait là pour veiller à tout, assurai-je — et entendis le silence par lequel tous deux nous accueillîmes cette promesse.
« Comment va-t-on faire pour aller là-bas ? demanda Egg. C’est si loin.
— En avion.
— Ça encore, je sais pas ce que c’est, dit-il.
(En fait, il y aurait deux avions, mon père et ma mère ne voyageant jamais par le même avion ; beaucoup de parents font ainsi. J’expliquai la chose à Egg, mais il s’obstinait à répéter : « Je sais pas ce que c’est. »)
Maman entra alors dans notre chambre pour rassurer Egg et, pendant qu’ils parlaient, je retombai dans le sommeil, pour me réveiller de nouveau au moment où elle sortit ; Egg dormait. Maman s’approcha de mon lit et s’assit près de moi ; ses cheveux étaient défaits et elle avait l’air très jeune ; à vrai dire, dans la pénombre, elle ressemblait beaucoup à Franny.
— Il n’a que sept ans, me dit-elle, en parlant de Egg. Tu devrais lui parler plus souvent.
— Promis, fis-je. Et toi, tu veux y aller, à Vienne ?
— Bien sûr.
Elle haussa les épaules et sourit :
« Ton père est gentil, très gentil.
Pour la première fois, vraiment, je me les représentai lors de l’été 1939, l’été où mon père avait fait à Freud la promesse de se marier et d’entrer à Harvard — et où Freud avait demandé à ma mère de lui faire elle aussi une promesse : pardonner à mon père. Était-ce cela qu’elle devait lui pardonner ? Cette décision de nous arracher à l’affreuse ville de Dairy, et à la misérable Dairy School — et à l’hôtel New Hampshire, premier du nom, qui, pour un hôtel, n’avait rien de flambant (bien sûr, personne n’osait l’admettre) — , cette chose que faisait notre père, était-ce vraiment si mal ?
— Freud, tu l’aimes bien, toi ? lui demandai-je.
— À dire vrai, je ne connais pas Freud, dit maman.
— Mais papa l’aime, lui, non ?
— Ton père l’aime bien, mais en fait lui non plus ne le connaît pas très bien.
— Et l’ours, comment te l’imagines-tu ?
— Je ne sais pas à quoi sert l’ours, murmura-t-elle. Alors, je ne vois pas comment je pourrais me l’imaginer.
— À quoi est-ce qu’il pourrait bien servir ? insistai-je.
Mais, de nouveau, elle haussa les épaules, se souvenant
peut-être de Earl, et se demandant à quoi Earl avait bien pu servir.
— On verra bien, dit-elle, en m’embrassant.
Le genre de chose qu’aurait dit Iowa Bob.
— Bonne nuit, maman, dis-je en lui rendant son baiser.
— Surtout, attention aux fenêtres ouvertes, chuchota-t-elle.
Et je sombrai dans le sommeil.
Et je rêvai alors que ma mère était en train de mourir.
— Fini les ours, disait-elle à mon père.
Mais il se méprit ; il crut qu’elle lui posait une question.
— Non, encore un seulement, dit-il. Rien qu’un. Promis.
Et elle sourit en secouant la tête, trop lasse pour expliquer.
Elle eut comme une velléité de s’arracher son célèbre haussement d’épaules, et l’intention passa comme une ombre dans ses yeux qui, tout à coup, se révulsèrent et s’éteignirent, et papa comprit que l’homme en smoking blanc venait de prendre maman par la main.
« D’accord î Plus d’ours ! promit-il.
Mais maman s’était embarquée à bord du sloop blanc, qui, déjà, gagnait le large.
Dans le rêve, Egg était absent ; mais Egg était là quand je me réveillai — il dormait encore, et quelqu’un d’autre veillait sur lui. Je reconnus le dos noir et lisse — le pelage épais, court et luisant ; la nuque carrée de la tête balourde, et les oreilles à demi penchées, de forme indistincte. 11 était assis sur sa queue, comme jadis -— de son vivant — , et il faisait face à Egg. Frank s’était sans doute efforcé de le faire sourire, ou du moins panteler, avec cet air idiot des chiens qui n’arrêtent pas de lâcher les balles et de se coller dans vos pattes. Oh, ces idiots, mais bienheureux chiens courants — c’était notre vieux Sorrow : le roi des chiens courants et des péteurs. Je me glissai hors du lit pour affronter la bête — sous l’angle de Egg.
Un coup d’oeil me suffit pour voir que, dans le style « joli », Frank s’était surpassé. Sorrow était assis sur sa queue, ses pattes antérieures frôlant et dissimulant pudiquement son entrecuisse ; une expression de béatitude ahurie était plaquée sur son visage, sa langue pendait stupidement. Il avait l’air prêt à lâcher un pet, ou à remuer la queue, ou à se rouler comme un idiot sur le dos ; il avait l’air de mourir d’envie qu’on lui gratte le derrière des oreilles — il avait l’air d’un animal incurablement esclave, éperdu de tendresse et de caresses. N’eût été le fait qu’il était mort, et qu’il était impossible de chasser le souvenir d’autres aspects du défunt Sorrow, ce Sorrow-là avait un air plus inoffensif que jamais Sorrow ne l’avait eu de son vivant.
— Egg ? chuchotai-je. Réveille-toi.
Mais c’était un samedi matin — le matin où Egg faisait la grasse matinée — et, je le savais, Egg avait mal dormi, ou fort peu cette nuit-là. Jetant un coup d’œil dans Elliot Park, j’aperçus notre voiture qui zigzaguait entre les arbres du parc détrempé, comme sur un parcours de slalom — à vitesse réduite — , ce qui signifiait que Frank était au volant ; il venait de décrocher son permis, et aimait se faire la main en circulant entre les arbres du parc. Franny, elle aussi, venait juste d’obtenir son permis de débutante, et Frank s’était chargé de lui apprendre à conduire. Je devinais que Frank était au volant à l’allure majestueuse dont la voiture évoluait entre les arbres, l’allure d’une limousine, l’allure d’un corbillard — le style habituel de Frank. Même lorsqu’il conduisait notre mère au supermarché, on eût dit qu’il pilotait le cercueil d’une reine au milieu d’une foule de gens éplorés accourus pour rendre un dernier hommage. Quand Franny conduisait, Frank ne cessait de glapir, recroquevillé de peur sur le siège du passager ; Franny adorait la vitesse.
« Egg !, dis-je, plus fort.
Il s’agita légèrement.
Des portières claquèrent dans Elliot Park ; les conducteurs venaient de permuter ; je compris que Franny avait pris le volant : la voiture se mit à tirer des bordées entre les arbres, avec de grands dérapages et des gerbes de boue — et, à demi visibles, les gestes frénétiques des bras de Frank assis à ce qu’il est convenu d’appeler la place du mort.
— Seigneur Dieu, lança la voix de mon père, d’une autre fenêtre.
Sur quoi, il la referma et je l’entendis vitupérer contre ma mère — Franny conduisait comme une folle, il faudrait replanter l’herbe dans le parc, et décrotter la carrosserie au burin — , et tandis que Franny fonçait de plus belle entre les arbres, Egg ouvrit les yeux et aperçut Sorrow. Son hurlement fut tel que je me coinçai les pouces contre la saillie de la fenêtre, et me mordis la langue. Ma mère fit irruption dans la chambre pour voir ce qui se passait et gratifia elle aussi Sorrow d’un hurlement.
« Seigneur Dieu, dit papa. Pourquoi Frank nous flanque-t-il toujours son foutu chien à la tête ? Pourquoi ne se contente-t-il pas de dire : " Bon, maintenant, je vais vous montrer Sorrow et de nous apporter son fichu truc — à un moment où nous serions tous réunis et prêts, bonté divine !
— Sorrow ? dit Egg en risquant un coup d’oeil de sous les draps.
— Ce n’est que Sorrow, Egg, dis-je. Pas vrai qu’il a l’air gentil ?
Egg regarda le chien à l’air idiot, et eut un sourire circonspect.
— Il sourit ! dit Egg.
Lilly arriva et étreignit Sorrow ; elle s’assit à même le plancher, le dos appuyé contre le chien dressé sur son séant.
— Regarde, Egg, dit-elle, tu peux t’en servir comme d’un dossier.
Frank arriva à son tour, rayonnant de fierté.
— C’est extraordinaire, Frank, dis-je.
— Vraiment très joli, fit Lilly.
— Un boulot remarquable, fiston, dit papa.
Frank avait l’air positivement radieux. La voix de Franny nous parvint du couloir, et elle entra à son tour.
— Franchement, en voiture, Frank a une de ces trouilles. À croire qu’il m’apprend à piloter une diligence !
Soudain, elle aperçut Sorrow.
« Ça alors ! s’exclama-t-elle.
Mais pourquoi attendions-lious tous avec tant de sérénité le jugement de Franny ? Elle n’avait pas encore tout à fait seize ans et, pourtant, toute la famille paraissait la considérer comme l’autorité suprême — - l’arbitre suprême. Franny examina Sorrow sur toutes les coutures, à croire qu’il s’agissait pour elle d’un chien inconnu — en le reniflant. Puis elle passa le bras sur les épaules de Frank, qui, tendu, attendait son verdict :
« Le roi des Souris vient d’accoucher d’un sacré chef-d’œuvre, laissa tomber Franny.
Et un sourire crispa comme un spasme le visage angoissé de Frank.
« Frank, dit Franny d’un ton sincère, cette fois ça y est, Frank. C’est Sorrow.
Elle se pencha pour caresser le chien — comme autrefois au bon vieux temps, lui serrant la tête contre sa poitrine et le frottant derrière les oreilles. Du coup, Egg parut tout à fait rassuré et se mit à son tour à cajoler Sorrow sans plus de réticences.
« Peut-être qu’au volant d’une voiture, tu es un crétin, Frank, fit Franny, mais avec Sorrow, y a pas à dire, t’as fait un boulot de première.
On aurait dit que Frank allait s’évanouir, ou basculer, et tout le monde se mit à parler à la fois, et à le gratifier de grandes claques dans le dos, et à le chatouiller et gratter Sorrow — tout le monde, sauf maman, remarquâmes-nous soudain ; plantée près de la fenêtre, elle contemplait Elliot Park.
— Franny ? dit-elle.
— Oui.
— Franny, à l’avenir, je t’interdis de conduire de cette façon dans le parc — compris ?
— D’accord, fit Franny.
— Tu vas filer à l’entrée de service, tout de suite, et demander à Max de t’aider à sortir le tuyau. Et à remplir des seaux, avec de l’eau savonneuse et chaude. Tu vas laver la voiture pour m’enlever toute cette boue avant qu’elle sèche.
— D’accord, fit Franny.
— Regarde un peu dans le parc, lui dit maman. Tu as arraché l’herbe.
— Je suis désolée, dit Franny.
— Lilly ? fit maman, toujours plantée devant la fenêtre.
Elle en avait fini avec Franny.
— Oui ? dit Lilly.
— Ta chambre. Tu devines ce que j’ai à te dire à propos de ta chambre.
— Oh, dit Lilly. C’est un foutoir.
— Ça fait une semaine que c’est un foutoir, dit maman. Aujourd’hui, je te prie de ne pas quitter ta chambre avant de la mettre en ordre.
Je remarquai que mon père s’éclipsait discrètement, avec Lilly — et que Franny s’éloignait pour aller laver la voiture. Frank paraissait médusé de voir son heure de gloire ainsi abrégée ! Maintenant qu’il avait re-créé Sorrow, il paraissait peu disposé à l’abandonner.
« Frank ? fit maman.
— Oui ?
— Maintenant que tu en as fini avec Sorrow, peut-être toi aussi consentiras-tu à mettre ta chambre en ordre ?
— Oh, oui, bien sûr, dit Frank.
— Je regrette, Frank, fit maman.
— Tu regrettes ?
— Je regrette, mais Sorrow ne me plaît pas du tout ?
— Il ne te plaît pas ?
— Non, Frank, parce qu’il est mort. Il fait très réel, Frank, mais il est mort, et je ne trouve pas amusantes les choses mortes.
— Je regrette, dit Frank.
— Seigneur Dieu ! fis-je.
— Et toi, s’il te plaît, me dit maman, tu vas me faire plaisir de surveiller ton langage. Ton langage est abominable. Surtout quand on pense que tu partages ta chambre avec un gosse de sept ans. J’en ai assez de tous ces « bordel » par ci, « bordel » par là. Cette maison n’est pas un corps de garde.
— Oui, fis-je.
Et je remarquai que Frank avait disparu — le roi des Souris s’était éclipsé.
— Egg, dit maman.
Sa voix perdait de son mordant.
— Quoi ? fit Egg.
— Il n’est pas question que Sorrow sorte de ta chambre, Egg. Je n’aime pas qu’on me fasse peur, et si jamais Sorrow sort de cette chambre — si je le trouve quelque part où je ne m’y attends pas, c’est-à-dire ailleurs qu’ici — , cette fois, tant pis, il s’en va pour de bon.
— Compris, dit Egg. Mais est-ce que je peux l’emmener à Vienne ? Quand on partira, tu comprends — est-ce que je peux emmener Sorrow avec moi ?
— Je suppose qu’il faudra l’emmener, dit maman.
Sa voix était empreinte de la même résignation que j’avais décelée dans mon rêve — quand elle avait dit : « Fini les ours », avant d’être emportée par le sloop blanc.
— Merde alors, dit Junior Jones, à la vue de Sorrow trônant sur le lit de Egg, l’échiné drapée dans un des châles de ma mère, la tête coiffée de la casquette de base-bail de
Egg-
Franny avait amené Junior à l’hôtel pour qu’il voie de ses yeux le miracle accompli par Frank. Harold Swallow avait accompagné Junior, mais il s’était perdu en route ; il s’était trompé de couloir au premier, et au lieu de se trouver avec nous dans l’appartement, il errait quelque part dans l’hôtel. J’essayai de travailler, assis à mon bureau — je révisai mon examen d’allemand — et tentai de ne pas supplier Frank de m’aider. Franny et Junior Jones se mirent en quête de Harold, et Egg décréta que Sorrow ne lui plaisait pas ; il déshabilla le chien et se mit au travail.
Ce fut alors que Harold Swallow retrouva son chemin et, arrivé devant la porte, jeta un coup d’œil à l’intérieur et nous vit — Egg et moi, et Sorrow qui trônait tout nu sur le lit de Egg. Harold n’avait jamais vu Sorrow — ni mort ni vivant — et, du seuil, il héla le chien :
— Ici, chien ! lança-t-il. Allons i Approche !
Sorrow regardait Harold en souriant, comme prêt à agiter la queue — mais immobile.
« Viens ! Ici, chien-chien ! s’écria Harold. Bon chien, ça, gentil toutou !
— En principe, il n’a pas le droit de sortir de la chambre, annonça Egg.
— Oh, fit Harold, en roulant des yeux éloquents dans ma direction. Ma foi, il est très bien dressé. Il bouge pas, hein ?
Je m’empressai d’emmener Harold Swallow dans la salle du restaurant, où Junior et Franny continuaient à le chercher ; je ne voyais aucune raison de lui dire que Sorrow était mort.
« C’était ton petit frère ? me demanda Harold, en parlant de Egg.
— Tout juste, dis-je.
— Et t’as un chien sympa aussi, dit Harold.
— Merde, me dit Junior Jones, un peu plus tard.
Nous nous trouvions devant le gymnase que Dairy School
avait essayé de décorer dans le style Maison du Parlement — en l’honneur du week-end de la remise du diplôme de Junior.
« Merde, je me fais vraiment du souci pour Franny.
— Pourquoi, fis-je.
— Y a quelque chose qui la tracasse. Elle ne veut pas coucher avec moi. Pas même pour qu’on se dise au revoir, tiens. Même pas une seule fois ? Y a des moments où je me dis qu’elle me fait pas confiance, conclut Junior.
— Ma foi, fis-je. Franny n’a que seize ans, tu sais.
— Oui, mais pour seize ans, elle est précoce, tu sais, dit-il. Je voudrais bien que tu lui parles.
— Moi ? fis-je. Et pour lui dire quoi ?
— Je voudrais que tu lui demandes pourquoi elle refuse de faire l’amour avec moi.
— Merde, coupai-je.
Pourtant, un peu plus tard, je posai la question à Franny. Dairy School se retrouvait déserte, Junior Jones était reparti pour passer l’été chez lui (histoire de se remettre en forme avant de jouer pour Penn State), et le vieux campus, surtout le raccourci à travers le bois qu’empruntaient jadis les footballeurs, nous rappelait, à Franny et à moi, une époque qui semblait depuis longtemps révolue.
« Pourquoi n’as-tu jamais fait l’amour avec Junior ? lui demandai-je.
— Je n’ai que seize ans, John, fit-elle.
— Ma foi, pour seize ans, tu es précoce, lui dis-je, sans trop savoir ce qu’il fallait entendre par là.
Franny haussa les épaules, bien sûr.
— Essaie un peu de comprendre, dit-elle. Je reverrai Junior ; on va s’écrire et tout. On reste amis. Alors, un jour, — dans quelques années, si vraiment on reste amis — , peut-être que ce sera pour moi la chose idéale : coucher avec lui. Je ne voudrais pas l’avoir déjà gâchée.
— Et pourquoi ne pourrais-tu pas faire l’amour avec lui deux fois ?
— Tu n’y comprends rien, fit-elle.
J’étais en train de me dire que c’était sans doute parce qu’elle avait été violée, mais Franny, comme toujours, lisait en moi comme dans un livre.
« Non, môme, dit-elle. Ça n’a rien à voir avec mon viol. Faire l’amour avec quelqu’un, c’est différent — à condition que cela ait un sens. Et, justement, je ne sais pas trop quel sens ça aurait — avec Junior. Pas encore. Et aussi, dit-elle, avec un gros soupir — puis elle s’interrompit — , et aussi, reprit-elle, je n’ai pas, comme on dit, une grosse expérience, mais on dirait que les types — disons certains types — du jour où ils réussissent à vous avoir, jamais plus ils ne donnent signe de vie.
Cette fois, j’en avais bien l’impression, elle parlait forcément de son viol ; je ne comprenais plus.
— De qui veux-tu parler, Franny ?
Elle se mordilla la lèvre un moment.
— Ce qui me surprend, dit-elle enfin, c’est de ne jamais avoir reçu un mot de Chipper Dove — pas un seul. Tu te rends compte. Pas un seul mot, depuis le temps.
Cette fois, j’étais vraiment en pleine confusion ; l’idée qu’elle ait pu penser qu’elle recevrait jamais de ses nouvelles me laissait pantois. Je ne trouvais rien à dire, et me rabattis sur une plaisanterie stupide :
— Ma foi, Franny, je suppose que, de ton côté, tu ne lui as pas écrit.
— Deux fois, fit-elle. J’estime que ça suffit.
— Suffit ? Mais, bordel de Dieu, pourquoi es-tu allée lui écrire.
Elle parut surprise.
— Pourquoi ? Mais pour lui donner de mes nouvelles, lui dire ce que je faisais.
Je la regardai, bouche bée, et elle détourna les yeux.
« J’étais amoureuse de lui, John, murmura-t-elle.
— Chipper Dove t’a violée, Franny, dis-je. Dove, et Chester Mulaski, et Lenny Metz — ils t’ont sautée à tour de rôle.
— Il n’est pas indispensable de me le rappeler, aboya-t-elle. C’est de Chipper Dove que je parle. Pas des autres.
— Il t’a violée, répétai-je.
— J’étais amoureuse de lui, répéta-t-elle, sans se retourner. Tu ne comprends pas. J’étais amoureuse — peut-être même que je le suis encore. Alors, s’anima-t-elle, tu as envie de dire ça à Junior ? Tu penses que, moi, je devrais le dire à Junior ? Il aimerait ça Junior, pas vrai ?
— Non, dis-je.
— Non, c’est bien ce que je pensais, dit Franny. C’est pourquoi je me suis dit que — vu les circonstances ;— je ne ferais pas l’amour avec lui. D’accord ?
— D’accord, fis-je.
Mais j’avais envie de lui dire que Chipper Dove, lui, n’avait pas été amoureux d’elle.
— Ne me le dis pas, fit Franny. Ne me dis pas que, lui, il n’était pas amoureux de moi. Mais, tu veux savoir ? Un jour, il n’est pas impossible que Chipper Dove tombe amoureux de moi. Et tu veux savoir ?
— Non, fis-je.
— Peut-être que si ça arrive, si jamais il tombe amoureux de moi, dit Franny, peut-être qu’alors, enfin, moi, je ne l’aimerai plus. Et alors, cette fois, je le tiendrai pour de bon, tu ne crois pas ?
Je la contemplai, médusé ; comme disait Junior, pour seize ans, elle était vraiment très précoce.
J’eus soudain l’impression que, plus vite nous partirions pour Vienne, mieux cela vaudrait pour tout le monde — que nous avions tous besoin de temps pour grandir, et devenir plus sages (à supposer que les deux aillent de pair). Et puis, je voulais avoir l’occasion de rattraper Franny, sinon de la devancer, et il me semblait que, pour ce faire, j’avais besoin de réinstaller dans un nouvel hôtel.
Une idée me traversa soudain l’esprit : peut-être, de son côté, Franny pensait-elle à Vienne plus ou moins de la même façon — elle pensait se servir de Vienne pour devenir plus habile, plus coriace et (d’une façon ou d’une autre) suffisamment adulte pour vivre dans un monde que nous ne comprenions ni l’un ni l’autre.
— Attention aux fenêtres ouvertes.
Ce fut là tout ce que je trouvai à lui dire, sur le moment.
Nous contemplions l’herbe hirsute du stade, et savions qu’à l’automne elle serait criblée par les crampons, labourée par les traces de genoux et les marques de doigts — et que, cet automne, nous ne serions plus à Dairy pour voir tout cela, ou pour en détourner les yeux. Pourtant, ailleurs, quelque part, toutes ces choses — ou d’autres du même genre — continueraient à exister et nous, nous serions là-bas pour les contempler ou y participer.
Je pris Franny par la main, et nous suivîmes le sentier des footballeurs, nous arrêtant à peine un instant au tournant que nous connaissions si bien — le raccourci qui coupait à travers le bois, vers le coin aux fougères ; nous n’avions pas besoin de les voir.
— Au revoir, chuchota Franny à l’adresse de ce lieu sacré et impie.
Je lui serrai la main — elle serra la mienne en retour, puis rompit le contact — et nous essayâmes de nous parler en allemand, jusqu’à l’Hôtel New Hampshire. Après tout, l’allemand serait bientôt notre nouvelle langue, et nous n’étions pas encore très calés. Nous le savions, il était indispensable que nous fassions des progrès pour nous affranchir de la tutelle de Frank.
Lorsque nous nous retrouvâmes dans Elliot Park, Frank s’offrait son tour de corbillard entre les arbres.
— Tu veux prendre une leçon, proposa-t-il à Franny.
Elle haussa les épaules, et ma mère les envoya tous les deux faire une course — Franny au volant, Frank à côté d’elle, crispé et en prière.
Ce soir-là, quand je montai me coucher, Egg avait fourré Sorrow dans mon lit — et l’avait affublé de ma tenue de jogging. Le temps de me débarrasser de Sorrow — et de tous les poils de Sorrow — , je me retrouvai complètement réveillé. Je descendis au restaurant et au bar dans l’intention de lire un peu. Max Urick sirotait un verre, assis sur une des chaises aux pieds vissés.
— Combien de fois le vieux Schnitzler a-t-il sauté la Jeannette Machinchouette ? me demanda Max.
— Quatre cent soixante-quatre, dis-je.
— Ça, c’est quelque chose ! s’exclama-t-il,
Lorsque Max gravit lourdement l’escalier pour regagner sa chambre, je restai à écouter Mrs. Urick qui rangeait ses casseroles. Ronda Ray n’était pas dans les parages — elle était sortie, ou peut-être enfermée dans sa chambre ; cela n’avait guère d’importance. Il était trop tard pour aller faire un tour de piste — et Franny dormait, donc je ne pouvais aller soulever mes poids dans sa chambre. Sorrow m’avait provisoirement dégoûté de mon lit, aussi essayai-je de lire, un livre sur l’épidémie de grippe de 1918 — et tous les gens plus ou moins célèbres qui avaient été emportés. Une des périodes les plus tristes de l’histoire de Vienne, me semblait-il. Gustav Klimt, qui jadis avait qualifié son œuvre de « merde », était mort ; il avait jadis été le maître de Schiele. La femme de Schiele — Edith — était morte, puis Schiele lui-même, encore dans la fleur de l’âge. Je lus tout un chapitre sur les tableaux qu’aurait peut-être peints Schiele s’il avait survécu. À moitié assoupi, je commençais à me dire que le livre tout entier n’était qu’une évocation de ce qu’aurait pu devenir Vienne sans la grippe qui avait ravagé la ville, quand Lilly me tira de ma torpeur :
-— Pourquoi n’es-tu pas en train de dormir dans ta chambre ? demanda-t-elle.
Je lui parlai de Sorrow.
« Moi non plus je ne peux pas dormir, je n’arrive pas à imaginer comment sera ma chambre là-bas, expliqua Lilly.
Je lui parlai de l’épidémie de grippe de 1918, mais elle ne manifesta pas le moindre intérêt.
« Je me fais du souci, admit Lilly. Du souci à cause de la violence.
— Quelle violence ?
— Dans l’hôtel de Freud. Il y aura de la violence.
— Pourquoi, Lilly ?
— De la violence, à cause de ces histoires de sexe, insista-t-elle.
— Tu veux parler des putains ? lui demandai-je.
— L’atmosphère autour des putains, dit Lilly.
Assise toute mignonne sur l’une des chaises vissées, elle se balançait doucement — ses pieds, bien sûr, ne touchaient pas le plancher.
— L’atmosphère autour des putains ? fis-je.
— L’atmosphère de sexe et de violence, dit Lilly. C’est ce que j’imagine en tout cas. Dans toute la ville. Tiens, Rodolphe, par exemple, il a tué son amie, et puis il s’est tué.
— Oui, mais c’était au siècle dernier, Lilly.
— Et cet homme qui a baisé cette femme quatre cent soixante-quatre fois ? poursuivit Lilly.
— Schnitzler ? Mais, il y a presque un siècle, Lilly.
— Je parie que c’est pire maintenant. Comme presque tout, d’ailleurs.
C’était probablement Frank qui lui avait fourré cette idée en tête — je l’aurais parié.
« Et la grippe, dit Lilly, et les guerres. Et les Hongrois.
— La révolution ? Ça, c’était l’an dernier, Lilly.
— Et tous les viols dans le secteur russe. Franny se fera encore violer. Ou moi, ajouta-t-elle, si quelqu’un d’assez petit me met la main dessus.
— L’occupation est terminée, objectai-je.
— Une atmosphère de violence, répétait Lilly. Et toute cette sexualité refoulée.
— Ça, c’est l’autre Freud, Lilly.
— Et l’ours, qu’est-ce qu’il fera, l’ours ? Un hôtel plein d’ours, de putains et d’espions.
— Non, pas des espions, Lilly, dis-je.
Elle voulait parler des experts des Relations Est-Ouest.
« À mon avis, ce ne sont que des intellectuels, ajoutai-je.
Ce qui ne parut guère la rassurer ; elle secoua la tête.
— Je ne peux pas supporter la violence, dit Lilly. Et Vienne pue la violence.
On aurait dit qu’elle avait étudié la carte de la ville et découvert tous les recoins où se planquaient les gangs de Junior Jones.
« Toute la ville hurle la violence, reprit Lilly. On dirait qu’elle la suinte.
Tous ces mots : pue, hurle, suinte, on eût dit qu’elle les avait pris dans sa bouche pour les téter.
« Tout ce projet de départ, ça vibre de violence, dit Lilly d’une voix vibrante.
Ses minuscules genoux agrippaient le rebord de la chaise vissée, ses jambes menues se balançaient d’avant en arrière, ses pieds raclant violemment le plancher. Elle n’avait que onze ans, et je me demandais d’où elle sortait tous les mots qu’elle utilisait, et pourquoi son imagination paraissait tellement plus vieille qu’elle-même. Pourquoi, dans notre famille, les femmes étaient-elles soit sages, comme ma mère, ou précoces pour leurs seize ans — comme disait Junior Jones de Franny — ou comme Lilly : petite et douce, mais trop brillante pour son âge ? Pourquoi monopolisaient-elles toute l’intelligence ? me demandais-je, en songeant à mon père ; mon père et ma mère avaient beau avoir l’un et l’autre trente-sept ans, papa me paraissait de dix ans plus jeune — « et de dix ans plus bête », disait Franny. Et moi, qu’étais-je, me demandais-je, parce que Franny — et même Lilly — me donnaient le sentiment que jamais je ne cesserais d’avoir quinze ans. Et Egg manquait de maturité — un gosse de sept ans avec des comportements de gosse de cinq ans. Et Frank était Frank, le roi des Souris, capable de ramener les chiens d’entre les morts, capable de maîtriser une langue étrangère, et capable d’exploiter à son usager personnel les bizarreries de l’Histoire ; mais, en dépit de ses talents manifestes, j’avais le sentiment que Frank — dans de nombreux autres domaines — avait quatre ans d’âge mental.
Assise, tête penchée, Lilly balançait ses petites jambes.
« J’aime l’Hôtel New Hampshire, dit Lilly. En fait, je l’adore ; je ne veux pas partir, dit-elle, les yeux déjà remplis d’inévitables larmes.
Je la serrai et la soulevai dans mes bras ; les saisons avaient beau se succéder, j’étais toujours capable de soulever Lilly à bout de bras comme un simple haltère. Je la ramenai dans sa chambre.
— Essaie de voir les choses en face, lui dis-je. On va tout simplement s’installer dans un autre Hôtel New Hampshire, Lilly. Ce sera pareil, mais dans un pays différent.
Mais Lilly pleurait, pleurait sans pouvoir s’arrêter.
— J’aimerais mieux rester avec le cirque, le Spectacle Fritz, brailla-t-elle. J’aimerais mieux rester avec eux, pourtant, je ne sais même pas ce qu’ils font !
Ce qu’ils faisaient, bien entendu, nous ne tarderions plus à le savoir. Nous ne le saurions que trop tôt. L’été était venu, et nous étions encore en train de faire nos bagages — avant même d’avoir réservé nos places d’avion — quand le nabot de quarante et un ans, Frederick « Fritz » Worter, nous rendit un jour visite. Il y avait des papiers à signer, et plusieurs autres membres de sa troupe avaient eu envie de jeter un coup d’oeil sur leur futur foyer.
Un matin que Egg dormait à côté de Sorrow, je jetai un coup d’oeil dans Elliot Park par la fenêtre. D’abord, je ne vis rien d’anormal, plusieurs personnes, des hommes et des femmes, descendaient d’un minibus Volkswagen. Tous étaient plus ou moins de la même taille. Nous tenions toujours un hôtel, après tout, et l’idée m’effleura qu’il s’agissait peut-être d’une fournée de clients. Puis je me rendis compte qu’il y avait cinq femmes et huit hommes — pourtant, ils s’extirpaient sans difficulté d’un unique minibus Volkswagen — et quand je reconnus parmi eux Frederick « Fritz » Worter, je compris qu’ils étaient tous de la même taille que lui.
Max Urick, qui, du troisième, finissait de se raser tout en regardant par sa fenêtre, poussa un cri et s’entailla la joue.
— Un plein car de foutus nabots, nous dit-il plus tard. C’est pas précisément ce qu’on s’attend à voir au saut du lit.
Quant à Ronda Ray, comment savoir ce qu’elle aurait fait, ou dit, si elle les avait aperçus ; mais Ronda Ray était encore au lit. Franny et mes haltères reposaient paisiblement dans la chambre de Franny ; Frank — qu’il fût en train de lire, d’étudier l’allemand ou de se documenter sur Vienne — était enfermé dans son monde à lui. Egg dormait avec Sorrow, et mon père et ma mère — qui plus tard devaient en avoir honte — s’en payaient une tranche au second dans leur bonne vieille chambre E.
Je me précipitai dans la chambre de Lilly, sachant qu’elle tiendrait à ne pas manquer l’arrivée du Spectacle Fritz, du moins de la partie humaine de la troupe, mais Lilly était déjà réveillée et les observait de sa fenêtre ; elle avait passé une chemise de nuit démodée que ma mère lui avait dénichée dans une boutique de fripes — Lilly nageait dedans — et elle serrait sa poupée de chiffons contre son cœur.
— C’est un tout petit cirque. Mr. Worter l’avait bien dit, chuchota Lilly d’un ton ravi.
Dans Elliot Park, les nabots se regroupaient près du minibus ; ils s’étiraient et bâillaient ; une des femmes exécuta une roue ; un des hommes fit le poirier. Un autre se mit à avancer à quatre pattes, comme un chimpanzé, mais Fritz battit soudain des mains pour couper court à ces pitreries ; ils se rassemblèrent, comme une équipe de football miniature avant une mêlée (avec deux joueurs de trop) ; puis ils mirent le cap, en bon ordre, sur la grande porte de notre hôtel.
Lilly se chargea d’aller les accueillir ; je gagnai le standard pour annoncer la nouvelle. À la chambre E du second, entre autres : « Les nouveaux propriétaires arrivent — tous les treize. Terminé, à vous. »
À l’intention de Frank : « Guten Morgen ! Le Spectacle Fritz ist hier angekommen. Wach auff »
Et à Franny : « Les nabots ! Va réveiller Egg, sinon il aura la trouille ; il risque de s’imaginer qu’il les a rêvés. Dis-lui qu’il y a treize nabots dans la maison, mais qu’il ne risque rien ! »
Sur quoi, je me précipitai chez Ronda Ray ; je préférais lui délivrer mes messages en personne :
— Ils sont ici ! chuchotai-je à travers sa porte.
— Cours, va, cours, John-O, dit Ronda.
— Ils sont treize, dis-je. Cinq femmes seulement et huit hommes. Ce qui fait au moins trois hommes pour toi !
— De quelle taille ?
— Ça, c’est la surprise. Viens voir.
-— Va, cours, cours, dit Ronda. Tous, allez, allez, courez.
Max Urick rentra se cacher avec Mrs. Urick dans la cuisine ; la perspective d’être présentés les intimidait, mais mon père les força à se montrer pour faire la connaissance des nabots ; et Mrs. Urick leur fit les honneurs de sa cuisine — fière de ses marmites et de la bonne odeur de sa cuisine bourgeoise.
— Pour ça, ils sont petits, concéda Mrs. Urick un peu plus tard, mais ils sont nombreux ; il faudra bien leur faire quelque chose à manger.
— Jamais ils ne pourront atteindre les commutateurs, dit Max Urick, faudra que je les change tous.
Il s’éloigna en bougonnant pour regagner le troisième. Il était évident que c’était au troisième que les nabots voulaient s’installer — « parfait pour leurs petites toilettes et leurs petits pipis », grommela Max, mais à l’écart de Lilly. Franny attribua la fureur de Max au fait que, pour sa part, il devrait s’installer plus près de Mrs. Urick ; mais il ne descendrait pas plus bas que le second, où, imaginai-je, il aurait en permanence le privilège d’entendre au-dessus de sa tête le trottine-ment des petits pieds menus.
— Et les animaux, où les installerez-vous ? demanda Lilly à Mr. Worter.
Fritz expliqua que le cirque n’utiliserait l’Hôtel New Hampshire que pour ses quartiers d’été ; les animaux resteraient dehors.
— Quel genre d’animaux ? demanda Egg, en serrant Sorrow contre sa poitrine.
— Des animaux vivants, dit l’une des nabotes, qui était à peu près de la même taille que Egg et semblait intriguée par Sorrow ; elle ne cessait de le caresser.
Ce fut à la fin de juin que les nabots transformèrent Elliot Park en kermesse ; les toiles aux couleurs jadis éclatantes, maintenant fanées par le soleil et de teintes pastel, claquaient au-dessus des petits stands, bordaient le manège d’une frange, coiffaient le grand chapiteau où se dérouleraient les numéros vedettes. Des gosses accourus de la ville traînaient à longueur de journée dans le parc, mais les nabots n’étaient pas pressés ; ils dressèrent leurs stands ; changèrent trois fois le manège d’emplacement — et refusèrent de monter le moteur qui devait l’actionner, même pour faire des essais. Un jour, enfin, une caisse arriva, de la taille d’une table de salle à manger ; elle était bourrée de bobines de billets de couleurs variées, chacune de la taille d’un pneu.
Frank conduisait plus prudemment que jamais dans le parc désormais bondé, contournant les tentes, les petites et la grande, en exhortant les gosses de la ville à circuler.
— L’ouverture, c’est le 4 juillet, leur disait-il d’un ton plein de zèle — le bras passé par la portière. Revenez ce jour-là.
Nous serions déjà tous partis ; nous espérions que les animaux arriveraient avant notre départ, mais, nous le savions, nous manquerions l’inauguration.
— On les connaît déjà, tous leurs trucs, dit Franny.
— Leur principal truc, dit Frank, c’est de s’arranger pour avoir l’air petits.
Lilly brûlait d’enthousiasme. Elle nous commentait les poiriers, les tours d’acrobatie, la danse de l’eau et du feu, la pyramide humaine à huit, le sketch de l’équipe de base-bail aveugle ; et la plus petite des nabotes affirmait qu’elle pouvait monter à cru — un chien.
« Je voudrais bien voir le chien, dit Frank.
Il était en rogne, car mon père avait vendu notre voiture à Fritz, et Frank devait désormais lui demander la permission pour conduire dans Elliot Park ; Fritz ne se faisait pas prier pour lui prêter la voiture, mais Frank avait horreur de quémander. Franny aimait sortir avec Max Urick dans la camionnette de l’hôtel pour prendre ses leçons de conduite ; en effet, Max adorait la vitesse, et donc il adorait la façon dont Franny conduisait.
— Pousse-la, l’encourageait-il. Dépasse ce crétin — c’est pas la place qui manque.
Franny rentrait, toute fière d’avoir laissé une trace de caoutchouc de trois mètres autour du kiosque ou de quatre mètres à l’angle de Front et de Court Street.
« Brûler le pavé », comme on disait à Dairy, New Hampshire, quand quelqu’un faisait hurler ses pneus et laissait une trace noire sur la chaussée.
— C’est répugnant, disait Frank. Mauvais pour l’embrayage, mauvais pour les pneus, de l’enfantillage et de la poudre aux yeux — tu finiras par avoir des ennuis, on te retirera ton permis de débutante, Max aussi perdra son permis (ce qui sans doute n’eût pas été un mal), tu écraseras un chien, ou un gosse, une bande de sales voyous essaieront de te rattraper pour te faire verser, ou ils te suivront jusqu’ici pour te tabasser. Sans compter que c’est peut-être moi qui me ferai tabasser, sous prétexte que je te connais.
— On part tous pour Vienne, Frank, disait Franny. Paie-t’en une tranche dans cette bonne ville de Dairy, tant qu’il est encore temps.
— Une tranche ! dit Frank. Répugnant.
Salut ! écrivit Freud.
Vous êtes presque arrivés ! Bonne époque pour venir. Beaucoup de temps pour que les enfants s’adaptent avant la rentrée des classes. Tout le monde vous attend. Même les prostituées ! Ha ha ! Putes ravies à l’idée de jouer à la maman — vrai ! Je leur montre toutes les photos. Bonne saison l’été pour les putains. Plein de touristes. Tout le monde de bonne humeur. Même les connards des Relations Est-Ouest paraissent plus heureux. Ils sont pas tellement occupés cet été — touchent jamais à leurs machines à écrire avant II heures du matin. Même la politique prend des vacances en été. Ha ha ! C’est formidable ici. Musique formidable dans les parcs. Glaces formidables. Même l’ours est plus heureux — content de votre arrivée, lui aussi. Au fait ? Cet ours, son nom c’est Susie. Affectueusement de la part de Susie et de moi, Freud.
— Susie ? fit Franny.
— Un ours qui s’appelle Susie ? dit Frank.
Il paraissait agacé que ce ne fût pas un nom allemand, ou qu’il s’agisse d’une femelle. Et je crois bien que, pour la plupart d’entre nous, c’était une déception — une espèce de retombée avant même que l’aventure commence pour de bon. Mais il en est toujours ainsi quand on déménage.
D’abord l’excitation, puis l’angoisse, et enfin la déception. Nous avions commencé par nous bourrer de connaissances sur Vienne, puis nous nous étions mis à regretter le vieil Hôtel New Hampshire — à l’avance ; avait alors suivi une période d’attente — interminable, qui peut-être nous préparait à quelque inévitable déception pour ce jour qui verrait à la fois notre départ et notre arrivée, simultanéité rendue possible par l’invention de l’avion à réaction.
Le 1er juillet, nous empruntâmes le minibus Volkswagen du Spectacle Fritz. Il était équipé de drôles de manettes, pour les freins et l’accélérateur, les nabots étant trop petits pour atteindre les pédales ; papa et Frank se chamaillèrent, chacun d’eux arguant de son habileté pour piloter le bizarre véhicule. En fin de compte, Fritz s’offrit à conduire la première fournée à l’aéroport.
Papa, Frank, Franny, Lilly et moi faisions partie de cette première fournée. Maman et Egg devaient nous retrouver le lendemain à Vienne ; Sorrow les accompagnerait. Mais le matin de notre départ, Egg se leva avant moi. Je le vis assis tout endimanché sur son lit, avec une chemise blanche, son meilleur pantalon, ses souliers noirs, et une veste de lin blanc ; il ressemblait à un des nabots — dans leur numéro de serveurs infirmes dans un restaurant de luxe. Egg attendait mon réveil pour que je l’aide à nouer sa cravate. À côté, sur le lit, l’énorme chien grimaçant, Sorrow, arborait l’allégresse débile et figée des vrais déments.
— C’est demain que tu pars, Egg, dis-je. Nous, nous partons aujourd’hui, mais maman et toi ne partez que demain.
— Je tiens à être prêt, dit Egg d’une voix angoissée.
Je lui nouai sa cravate — histoire de l’égayer. Il était occupé à habiller Sorrow — dans une combinaison de vol appropriée aux circonstances — quand je descendis mes bagages pour les charger dans le minibus Volkswagen. Egg et Sorrow me suivirent en bas.
— S’il vous reste de la place, dit maman à papa, j’aimerais bien que l’un de vous prenne le chien.
— Non ! fit Egg. Je veux que Sorrow reste avec moi.
— Tu sais, on peut l’enregistrer avec les autres bagages, dit Frank. Il n’est pas nécessaire de le prendre avec nous dans la cabine.
— Je peux le garder sur mes genoux, dit Egg.
Et on en resta là.
Les malles avaient été expédiées à l’avance.
Les bagages à main et les grosses valises furent embarqués dans le bus.
Les nabots agitaient la main.
Accrochée à l’échelle d’incendie, à la fenêtre de Ronda Ray, flottait sa chemise de nuit orange — jadis éclatante, maintenant fanée, pareille au chapiteau du Spectacle Fritz.
Mrs. Urick et Max s’étaient postés à l’entrée de service ; Mrs. Urick venait de récurer ses casseroles — elle avait gardé ses gants de caoutchouc — , et Max portait un panier à ramasser les feuilles.
— Quatre cent soixante-quatre, lança Max.
Frank rougit ; il embrassa maman.
— À bientôt, dit-il.
Franny embrassa Egg.
— À bientôt, Egg, dit Franny.
— Quoi ? dit Egg.
Il avait déshabillé Sorrow ; l’animal était nu.
Lilly pleurait.
— Quatre cent soixante-quatre ! hurla de nouveau Max Urick, comme un idiot.
Ronda Ray était là, elle aussi, quelques gouttes de jus d’orange souillaient son uniforme blanc.
— Continue à courir, John-O, chuchota-t-eîle, mais gentiment.
Elle m’embrassa -— elle embrassa tout le monde sauf Frank, qui s’était faufilé dans le bus Volkswagen pour couper court aux effusions.
Lilly pleurait toujours ; un des nabots pédalait sur la vieille bicyclette de Lilly. Et à l’instant précis où nous quittions Elliot Park, les animaux du Spectacle Fritz arrivèrent. Nous vîmes les longues remorques à plateaux, les cages et les chaînes. Fritz dut arrêter quelques instants le
minibus ; il se mit à courir d’un véhicule à l’autre, distribuant les consignes à la ronde.
Dans notre cage à nous — le minibus Volkswagen — , nous contemplions les animaux ; nous nous étions demandé s’ils seraient de l’espèce naine.
— Des poneys, dit Lilly, en bafouillant. Et un chimpanzé.
Dans une cage aux flancs ornés d’éléphants rouges
— pareille à une tapisserie pour chambre d’enfant — , un gros singe se lamentait.
— Des animaux tout à fait normaux, dit Frank.
Un chien esquimau tournait en aboyant autour du minibus. Une des nabotes enfourcha le chien.
— Pas de tigres, dit Franny, déçue, pas de lions ni d’éléphants.
— Regardez l’ours ! fit papa.
Dans une cage grise, aux flancs vierges de toute décoration, une sombre silhouette assise se balançait, oscillant au rythme de quelque triste mélopée intérieure — le nez trop long, la croupe trop large, le cou trop épais, les pattes trop courtes pour jamais pouvoir être heureux.
— C’est ça, un ours ? dit Franny.
Il y avait une autre cage qui paraissait pleine d’oies ou de poulets. C’était, au mieux, un cirque de chiens et de poneys, semblait-il — avec en plus un ours, et un ours décevant : pauvres symboles en regard des espérances exotiques qui nous habitaient tous.
Jetant un regard en arrière, dans Elliot Park, tandis que Fritz remontait dans le minibus et se remettait en route pour nous emmener vers notre destination — l’aéroport et Vienne — , je constatai que Egg tenait toujours dans ses bras l’animal le plus exotique de tous. Lilly pleurant sur mon épaule, je crus voir en imagination — dans la pagaille des nabots affairés et des animaux qui déjà débarquaient — non pas le Spectacle Fritz mais un grand cirque appelé Sorrow. Maman agita la main, Mrs. Urick et Ronda Ray l’imitèrent. Max Urick hurlait, mais nous ne pûmes distinguer ses paroles. Les lèvres de Franny, à l’unisson, murmurèrent : « Quatre cent soixante-quatre ! » Frank s’était déjà plongé dans son dictionnaire allemand, et papa — qui n’était pas homme à regarder en arrière — était assis à l’avant avec Fritz et discutait avec entrain de choses et d’autres. Lilly pleurait, des larmes inoffensives comme la pluie. Puis Elliot Park disparut : mon dernier regard surprit Egg en plein mouvement, se frayant un passage à grand-peine entre les nabots, Sorrow brandi comme une idole au-dessus de sa tête — un animal offert à l’adoration de tous les autres, les animaux ordinaires. Au comble de l’excitation, Egg hurlait, et les lèvres de Franny — à l’unisson des siennes — murmurèrent : « Quoi ? Quoi ? Quoi ? »
Fritz nous conduisit jusqu’à Boston, où Franny dut faire l’emplette de « sous-vêtements de ville », comme disait ma mère ; Lilly parcourut en pleurant les rayons du magasin de lingerie ; Frank et moi patrouillions dans les escaliers roulants. Nous nous retrouvâmes bien trop en avance à l’aéroport. Fritz s’excusa de ne pouvoir attendre ; ses animaux le réclamaient, et mon père lui souhaita bonne chance — le remerciant, à l’avance, de conduire le lendemain ma mère et Egg à l’aéroport. Frank fut « accosté » dans les toilettes de Logan International Airport, mais il refusa de nous décrire l’incident à Franny et à moi ; il se borna à répéter qu’il avait été « accosté ». Il était indigné ; quant à Franny et moi, son refus de nous décrire la chose en détail nous rendit furieux. Mon père acheta à Lilly un sac de cabine en plastique, pour lui remonter le moral, et nous embarquâmes au crépuscule. Je crois me rappeler que nous décollâmes à sept ou huit heures : les lumières de Boston, par cette nuit d’été, n’étaient qu’en partie allumées, et il y faisait encore assez clair pour apercevoir le port. C’était la première fois que nous prenions l’avion, et nous étions ravis.
Toute la nuit nous survolâmes l’océan. Mon père ne se réveilla pas une seule fois. Lilly refusa de dormir ; elle scrutait les ténèbres et jura avoir aperçu deux grands paquebots. Je m’assoupis et me réveillai, m’assoupis et me réveillai de nouveau ; les yeux fermés, je croyais voir Elliot Park se transformer en cirque. La plupart des lieux que nous quittons dans notre enfance deviennent plus ou moins imaginaires. Je m’imaginais revenant à Dairy, et je me demandais si le Spectacle Fritz aurait une influence bénéfique ou néfaste sur le voisinage.
Nous atterrîmes à Francfort à huit heures moins le quart le lendemain matin. Ou peut-être à neuf heures moins le quart.
— Deutschland ! dit Frank.
À Francfort, il nous pilota dans l’aéroport pour prendre notre correspondance pour Vienne, déchiffrant tout haut les panneaux, échangeant des propos aimables avec tous les étrangers.
— C’est nous, les étrangers, chuchotait sans arrêt Franny.
— Guten Tag ! lançait Frank au passage de tous les inconnus.
— Ceux-là, c’étaient des Français, Frank, dit Franny. J’en suis sûre.
Mon père faillit perdre les passeports, que nous attachâmes alors au poignet de Lilly à l’aide de deux gros élastiques ; puis je pris Lilly dans mes bras ; elle semblait épuisée par les larmes.
Nous décollâmes de Francfort à neuf heures moins le quart, dix heures moins le quart peut-être, et arrivâmes à Vienne vers midi. Un vol bref et chaotique dans un avion plus petit : Lilly aperçut des montagnes et eut peur ; Franny souhaita qu’il fasse plus beau le lendemain, pour le voyage de maman et de Egg ; Frank vomit à deux reprises.
« Dis ça en allemand, Frank, dit Franny.
Mais Frank se sentait trop mal pour lui répondre.
Nous eûmes un jour et une nuit et toute la matinée du lendemain pour préparer la Gasthaus Freud en prévision de l’arrivée de maman et de Egg. Notre vol avait duré environ huit heures — six ou sept de Boston à Francfort, plus à peu près une heure pour atteindre Vienne. L’avion de maman et de Egg devait en principe quitter Boston dans la soirée du lendemain, légèrement plus tard, et se poser à Zurich ; le vol jusqu’à Vienne prendrait environ une heure et le trajet de Boston à Zurich — comme le nôtre jusqu’à Francfort — environ sept heures. Mais ma mère et Egg — et Sorrow — ratèrent l’aéroport de Zurich. Moins de six heures après leur départ de Boston, leur avion piqua et s’engloutit dans l’Atlantique — non loin de cette partie du c )ntinent que l’on appelle la France. Dans mon imagination, plus tard (et sans la moindre logique), je puisai quelque consolation dans cette pensée qu’ils ne s’étaient pas abattus dans les ténèbres, et dans cette idée que, qui sait — dans leur esprit — , la vision de la terre ferme à l’horizon avait peut-être fait naître quelque espoir (la terre ferme qu’ils n’atteignirent jamais). 11 est présomptueux d’imaginer que Egg dormait ; pourtant, c’est ce qu’on aurait pu lui souhaiter de mieux. Connaissant Egg, je suis sûr qu’il était resté éveillé durant tout le trajet — Sorrow dodelinant sur ses genoux. Et je suis sûr que Egg avait choisi le siège près du hublot.
Quelles que fussent les causes de la catastrophe, nous dit-on, plus tard, elle s’était produite très vite ; néanmoins, quelqu’un avait dû avoir le temps de lâcher quelques consignes — dans une langue quelconque. Le temps pour maman d’embrasser Egg et de le serrer contre elle ; le temps pour Egg de demander : « Quoi » ?
Et, bien que nous fussions venus nous installer dans la ville de Freud, je dois dire que les rêves sont immensément surfaits ; le rêve que j’avais eu de la mort de ma mère était inexact et je ne devais jamais le refaire. On pouvait imaginer — au prix d’un considérable effort d’imagination — que sa mort avait été décidée par l’homme en smoking blanc, mais ce n’était pas un joli sloop qui l’avait emportée. Elle plongea du ciel jusqu’au fond de la mer en compagnie de son fils qui hurlait à côté d’elle, Sorrow plaqué contre sa poitrine.
Ce fut Sorrow, bien sûr, que les avions sauveteurs repérèrent le premier. Le matin, pendant que l’on cherchait à repérer l’épave et les premiers débris à la surface de l’eau grise, quelqu’un aperçut un chien qui nageait. En y regardant de plus près, l’équipage de l’avion de sauvetage comprit que le chien était lui aussi une victime ; il n’y avait pas de survivants, et comment les sauveteurs auraient-ils pu savoir que ce chien était depuis longtemps mort. En apprenant ce qui avait mis les sauveteurs sur la piste des victimes, aucun d’entre nous n’éprouva la moindre surprise. Nous le savions déjà, grâce à Frank : Sorrow flotte.
Ce fut Franny qui, plus tard, déclara que sous une forme ou une autre, Sorrow resurgirait un jour ; aussi devions-nous rester vigilants : nous devions nous familiariser avec les postures qu’il pourrait choisir de prendre.
Frank gardait le silence, réfléchissant aux responsabilités de la résurrection — depuis toujours, pour lui, une source de mystère, et désormais une source de souffrance.
Notre père était allé identifier les corps ; il nous laissa à la garde de Freud et fit le voyage par le train. Par la suite, il ne parla que rarement de maman et de Egg ; il n’était pas homme à regarder en arrière, et la nécessité où il se trouvait de veiller sur nous l’empêcha sans doute de se laisser aller à ce genre de dangereuses rétrospectives. Nul doute qu’autrement, l’idée lui serait venue que c’était précisément là ce que Freud avait demandé à ma mère de pardonner à mon père.
Bien sûr, Lilly pleura souvent, elle qui savait, et depuis toujours, que, à tous points de vue, la vie eût été plus petite et plus facile avec le Spectacle Fritz.
Et moi ? Egg et maman disparus — et Sorrow désormais figé dans une posture inconnue, ou sous un déguisement -— , je ne savais qu’une chose : nous venions d’arriver dans un pays étranger.